Flashback | La suspension URT : un système, 4 vélos

Par Léo Kervran -

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Flashback | La suspension URT : un système, 4 vélos

On reçoit parfois de drôles de messages dans sa boîte mail… A l’origine de cet article, un collectionneur anonyme qui a souhaité partager avec nous sa collection, par simple altruisme et goût des belles choses. Le choix fut difficile mais il a bien fallu en faire un et le thème retenu fut finalement celui de l’URT, cette architecture autant adulée que décriée. Retour 25 ans en arrière avec 4 vélos, 4 interprétations d’un système de suspensions, mais une seule histoire, celle du VTT.

Si vous avez lu notre Volume 3 (si ce n’est pas le cas, vous pouvez vous rattraper ici) ou si vous avez plus de 40 ans et que vous êtes un fan de VTT de la première heure, l’acronyme URT vous dit sûrement quelque chose. C’est en effet l’un des premiers et plus célèbres systèmes de suspensions de l’histoire du VTT, qui a équipé des vélos mythiques tels que le Klein Mantra, l’Ibis BowTi ou encore la série des Trek Y.

Aujourd’hui, l’architecture URT, pour Triangle Arrière Unifié, a complètement disparu du marché. Sur le plan du comportement de nos vélos, ce n’est pas une mauvaise chose car son principe même la rendait inadaptée à une vraie pratique VTT, voire dangereuse : elle se verrouille lorsqu’on se met debout sur les pédales ! Cela ne les a pas empêchés de connaître un succès retentissant à la fin des années 90 mais malgré cela, il est devenu très rare d’en croiser un de nos jours… Un peu triste pour les souvenirs et l’histoire de notre sport.

Pour rattraper cela, voici quatre vélos marquants de cette période, en aluminium, en acier ou en carbone, mais qui ont comme point commun d’être dessinés autour d’une suspension URT. L’occasion de se replonger dans ses souvenirs, ou de découvrir une part de l’histoire du VTT si vous n’étiez pas né ou trop jeune à l’époque…

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Ibis Szazbo

Si le concept de l’URT a été imaginé par John Castellano, avec un brevet et le nom « Sweet Spot » déposés en 1994, c’est Scot Nicol, le fondateur d’Ibis, qui a été le premier à croire pour de bon en ce système et à travailler avec Castellano pour l’utiliser sur ses vélos. En 1995, il présente le Szazbo, qui en plus d’être le premier tout-suspendu de la marque avec ses 127 mm de débattement, est également son premier vélo en aluminium.

A cette époque, Ibis a déjà 14 ans et est solidement installée dans le paysages des marques de VTT. Son image « roots » et décontractée (la légende veut d’ailleurs que Scot Nicol ait fondé Ibis le 1er avril 1981) contraste avec celle de certains de ses concurrents comme Klein ou Trek, bien plus sérieux. Ce n’est donc pas vraiment une surprise si Scot Nicol est le premier à faire confiance à John Castellano.

Ibis Cycles

L’architecture URT peut faire l’effet d’un échafaudage sur certains vélos et notamment sur l’Ibis mais il faut se dire qu’on a évité certaines formes encore bien plus douteuses, comme ce projet de cadre en carbone reprenant le fameux « Hand Job » de la marque qui servait de butée pour la gaine de frein arrière au temps des cantilevers et qui a disparu avec l’arrivée des V-Brakes…

Le cadre de l’Ibis Szabo empêchait l’utilisation du Hand Job malgré ses freins cantilevers mais on peut toujours compter sur la marque pour trouver quelque chose pour se différencier, en témoigne cet autocollant dont la décence nous interdit de vous en retranscrire la traduction. Comme nombre de ses concurrents, Ibis utilise des tubes à épaisseur variable (butted en anglais, on voit souvent du double-butted ou du triple-butted aujourd’hui) pour optimiser le rapport poids/résistance mais le présente de façon très imagée, en jouant sur les mots.

Parmi les éléments notables de ce montage, la RockShox Judy XC dispose elle aussi d’une belle histoire. Lancée en 1995 comme le Szazbo (le modèle monté ici est un peu plus récent), la Judy a fait figure de précurseur en étant la première fourche grand public à cartouche hydraulique ajustable sans démonter la fourche, juste en tournant une molette. Avant d’être relancée il y a quelques années par RockShox sur le segment entrée-moyen de gamme, elle a longtemps constitué le haut de gamme de la marque américaine, avec des déclinaisons en XC et en DH. Elle fut notamment championne olympique en 1996 sur le vélo de Paola Pezzo et elle est aussi l’ancêtre d’une des fourches les plus célèbres du VTT, la Boxxer.

Les roues occupent aussi une place à part sur ce vélo. Ce sont des Spinergy Rev-X à 8 rayons (ou plutôt lames) en carbone. Leur construction particulière est issue de la route, où elles étaient censées êtres plus aérodynamiques que des roues classiques à rayons. Elles étaient en revanche très souples latéralement et la version VTT a dû être considérablement renforcée pour supporter les contraintes d’une utilisation tout-terrain. Cela ne fut pas sans conséquence sur le poids puisque les Spinergy Rev-X pesaient jusqu’à 700 g de plus qu’une paire de roues conventionnelles. Elles furent de toute façon interdites par l’UCI en 2001 pour le danger qu’elles pouvaient représenter en cas de chute, mais leur style inimitable fait toujours son effet.

Enfin, la transmission et les freins viennent de Shimano avec le très luxueux XTR M900, c’est-à-dire la première série de XTR chez le fabricant nippon (sortie en 1992 et remplacée en 1995 par le M910). Seule infidélité au groupe, les manivelles Cook Bros Racing, mythique marque des années 90 issue du BMX. A cette époque, Shimano était le leader incontesté de la transmission VTT puisque Sram ne sortit son premier groupe pour la pratique qu’en 1995. Avec cette transmission 3×8 et freins cantilevers, on était donc sur ce qui se faisait de mieux. Que de chemin parcouru !

Breezer Twister

Le Szazbo connaît un grand succès et deux ans plus tard, en 1997, c’est Joe Breeze qui se lance à son tour dans l’aventure du tout-suspendu. Joe fait partie de cette petite bande du Marin County, en Californie, qu’on cite souvent comme les « inventeurs » du VTT. Et même si c’est un qualificatif qu’ils réfutent, il faut reconnaître qu’ils ont donné à la pratique un sacré coup de fouet vers la fin des années 70. Joe Breeze, c’est aussi l’organisateur de la toute première compétition de l’histoire du VTT, la fameuse Repack Race sur les pentes du Mont Tamalpais dont la première édition a eu lieu le 21 octobre 1976. Nous l’avions rencontré pour notre Volume 2, afin de parler justement de cette fameuse course et de ses premiers pas dans le VTT.

Lorsqu’il lance le Twister, Joe Breeze a donc déjà plus de 20 ans d’expérience dans la construction et le bricolage de VTT et il est reconnu par beaucoup comme le maître de l’acier. Pour son tout-suspendu, il développe une toute nouvelle technique d’hydroformage des tubes qui fonctionne aussi bien sur l’aluminium que sur l’acier. Les matériaux sont d’ailleurs une particularité de ce vélo : aujourd’hui, on voit souvent des vélos avec un triangle avant en carbone et arrière en aluminium mais sur ce Breezer, c’est l’avant qui est en aluminium tandis que l’arrière est en acier !

La suspension reprend le brevet Sweet Spot de John Castellano pour l’emplacement du point de pivot mais l’amortisseur est placé un peu plus bas que sur l’Ibis et dans l’axe du tube de selle, si on appeler comme ça le tube qui monte depuis le pédalier mais n’est pas relié à la selle. Cela permet d’avoir des tubes plus droit, des formes plus simples et de manière générale,  une ligne plus réussie, plus racée.

Au coeur du système prend place un amortisseur Fox Alps 5R. Sorti en 1996, c’est comme son nom l’indique la cinquième génération d’amortisseur Fox pour VTT et le successeur de l’Alps 4R présent sur l’Ibis. On a un peu tendance à l’oublier aujourd’hui car la marque est aussi renommée que RockShox pour ses fourches, mais Fox s’est en effet lancé dans le VTT par les amortisseurs en 1991, soit dix ans avant de construire sa première fourche suspendue. La technologie est venue de la moto, domaine dans lequel la marque est née en 1974 et que Bob Fox a révolutionné en proposant l’un des tous premiers amortisseurs à air pour motocross.

Dans les années 90, Fox jouit d’une réputation extrêmement solide dans les sports motorisés (motocross mais aussi motoneige, buggy…) et le succès est très vite au rendez-vous en VTT. En 1993, deux ans après le premier amortisseur VTT, Cannondale choisit Fox en première monte pour sa première gamme de tout-suspendus. Lorsque le Breezer Twister est lancé en 1997, Fox est partout et s’est déjà imposé comme la référence pour les amortisseurs.

A l’avant, c’est en revanche Rock Shox qui reste le leader et la marque continue à développer sa gamme. En 1997, elle lance l’Indy, une fourche plus accessible que la Judy et qu’on retrouve sur ce Twister. C’est ici une version XC Long Travel (ou grand débattement), qui développe… 75 mm. L’appellation grand débattement peut faire sourire mais elle est néanmoins justifiée puisque l’Indy XC de base ne disposait que de 63 mm de course ! Comme tous les URT, on avait donc un vélo qui avait plus de débattement derrière que devant, plus précisément autour de 120 mm de débattement à l’arrière et moins de 100 mm à l’avant. On vous déconseille de faire la même chose aujourd’hui…

Côté transmission et freins, on est toujours sur du Shimano mais du Deore XT cette fois, avec la sixième génération de ce groupe, nom de code M739. On remarque au passage que le vélo est équipé de V-Brakes, ce qui en fait l’un des premiers modèles avec ce type de frein. En effet, les premiers V-Brakes grand public (c’est-à-dire hors prototypes et vélos de salon), créés par Shimano qui était propriétaire du nom et du design, ne sont sortis qu’en 1996 pour la première série de XTR, la M950.

Les périphériques sont eux aussi un beau clin d’oeil à l’histoire du VTT, avec une potence Syncros (qui vivait alors ses plus belles heures) au serrage par « tampon » sur le pivot de fourche et une tige de selle Ritchey, qui était une des marques les plus en vue à l’époque.

Un beau montage sans anachronisme donc pour ce Breezer Twister, mais le vélo dispose en plus d’une petite touche qui le rend un peu plus spécial, si tant est que cela soit possible. Son propriétaire a en effet eu la chance de le voir dédicacer par Joe Breeze en personne, lors d’une rencontre entre le créateur et le collectionneur passionné.

Klein Mantra Race

Breezer et Nicol ne sont pas les seuls à être intéressés par les suspensions à triangle arrière unifié et certains ont visiblement trouvé le moyen de contourner le brevet de John Castellano et sa marque « Sweet Spot » pour développer leur propre concept. C’est notamment le cas de Gary Klein, à la tête de la marque éponyme. Si Joe Breeze est spécialiste de l’acier, Gary Klein est lui le maître de l’aluminium et au début des années 90, les semi-rigides Klein figurent parmi les vélos les plus performants et les plus désirables du marché.

Pour construire son premier tout-suspendu, il s’associe à Darell Voss. Ce nom ne vous dit probablement rien mais derrière lui se cache l’homme à l’origine de la suspension Naild R3act 2Play qui a fait couler beaucoup d’encre à sa sortie et qu’on retrouve sur les Marin Mount Vision et Polygon XQuarOne. Les deux hommes décident de remonter le point de pivot jusque sur le tube supérieur, ce qui permet à la suspension de développer un peu plus de débattement que la concurrence : 5,3 pouces soit 135 mm, contre 5 pouces ou 127 mm ailleurs.

Ensuite, Klein fait parler sa maîtrise de l’aluminium et donne naissance en 1995 au Mantra Pro, reconnaissable entre mille avec cette massive et unique poutre en guise de triangle avant. En montage haut de gamme, le vélo pesait alors moins de 11 kg, c’est-à-dire moins que beaucoup de semi-rigides, tout en ayant un débattement de vélo de freeride.

Sur le triangle arrière, juste sous le point de pivot, un autocollant affiche clairement le savoir-faire Klein. Ce ne sont pas moins de 11 brevets déposés par la marque qui se succèdent et renvoient à différentes solutions techniques utilisées sur le vélo. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec l’autocollant « Moron Tubes, Big Butts » de l’Ibis placé plus ou moins au même endroit et aux visées similaires mais pas vraiment dans le même ton… Chez Klein, on n’est pas là pour rigoler, la performance est une affaire sérieuse.

Entre cette fameuse poutre qui répond au doux nom de Torque Beam Control et les roues Spinergy Rev-X, le vélo semble tout droit sorti d’un film de science-fiction. Le premier Mantra disposait même d’un amortisseur « maison » qui renforçait l’allure futuriste de la machine, mais la marque reviendra rapidement à un système plus classique, d’où la présence d’un Fox Alps 5R sur ce Mantra Race un peu plus récent.

Le Klein Mantra n’est donc pas un vélo conventionnel, même parmi les URT, et la transmission de cet exemplaire le fait sortir encore plus de l’ordinaire. Dérailleur et shifter sont des Sram ESP 9.0 SL « Betsy », une édition spéciale sortie fin 1997 pour fêter les 10 ans de la marque. Ce n’est que la troisième génération de dérailleurs Sram, après l’échec catastrophique de l’ESP 900 en 1995 (toutes les premières séries cassaient au même endroit, au niveau de la pièce ici rouge et blanche qui était alors en plastique) et la deuxième tentative en 1996 avec l’ESP 9.0.

Avant cela, Sram s’était construit une solide réputation avec ses commandes Grip Shift à poignées tournantes (pour dérailleur Shimano), plébiscitées aussi bien en VTT qu’en ville. De 300 000 ventes en 1992, ce qui est déjà un chiffre honnête, les commandes Grip Shift ont explosé pour atteindre jusqu’à 8,6 millions de ventes pour la seule année de 1996. Ce n’est qu’au début des années 2000 que la marque se relancera réellement dans les transmissions complètes, avec la sortie du premier dérailleur XO.

Pour compléter cette édition « Stars and Stripes », le propriétaire a fait le choix de monter un pédalier Race-Face avec manivelles et plateaux assortis, ainsi qu’une selle Coda. La cohérence est légèrement mise de côté sur ce dernier point puisque Coda est une marque de Cannondale, et signifie d’ailleurs Cannondale Only Design Application, mais elle s’intègre parfaitement dans le montage et rentre à merveille dans l’esprit patriote qui ressort de ce vélo.

Trek Y22

Si vous trouviez le Klein Mantra futuriste (ou insolite, ou bizarre, selon le point de vue chacun), vous risquez d’être à court de qualificatifs avec la série des Trek Y dont le Y22 ci-dessus est un fier représentant.

Présentés en 1995, les Trek Y (Y33 pour le haut de gamme et Y22 plus accessible, déclinés ensuite en Y11, Y50…) avaient pour vocation de faire oublier le Trek 9000, le premier tout-suspendu de la marque qui n’avait pas rencontré le succès escompté. Avec les Y, la marque de Waterloo frappe un grand coup : une architecture URT, comme Klein ou Ibis, mais un triangle avant en carbone !

Carbone + URT, sur le plan marketing la recette fonctionne et les Trek Y se vendent comme des petits pains. Sur le terrain, en revanche… L’avantage des URT « Sweet Spot » de John Castellano, c’était d’être insensibles au pompage au pédalage en danseuse et encore relativement réactif en position assise. Klein avait également réussi à obtenir ce comportement pour le Mantra mais ce ne fut pas le cas de Trek. Avec leur amortisseur plutôt horizontal et leur point de pivot bas, les Trek Y pompaient comme n’importe quel autre tout-suspendu de l’époque.

Au final, c’était plutôt bon pour le comportement en descente mais l’argument phare des URT sur le papier, c’était leur efficacité au pédalage et, sur ce point, les Trek n’étaient pas à la hauteur de la concurrence. Les ingénieurs ont fini par trouver une solution, qui ironie du sort, est encore massivement utilisée en XC aujourd’hui, contrairement à l’architecture URT : les vélos étaient montés avec un amortisseur à blocage au guidon, un Fox Vanilla R sur ce modèle.

En parlant d’amortisseur, Trek a dû faire face à un autre souci sur ces vélos : à l’arrière, le support côté triangle avant n’était que collé sur le cadre et il arrivait qu’il se détache tout simplement. Plutôt embêtant au cours d’une sortie… Le Y22 que vous avez sous les yeux est une des dernières séries avec ce montage puisqu’il date de 1998 et que Trek revit la conception de ses cadres en 1998 et 1999 pour régler ce problème.

A l’avant, on retrouve une Manitou X-Vert TPC simple té de 1999. Lancée en 1998 en version double té, elle dispose de plongeurs de 30 mm et de réglages séparés pour la compression et le rebond mais toujours pas d’un ressort à air.

L’autre élément qui attire l’œil sur ce vélo, ce sont les roues Gipiemme Tecno M935. Elles ne sont pas d’origine mais elles conviennent à merveille au vélo, aussi bien sur le plan esthétique que dans l’esprit. Gipiemme, c’est un petit fabricant italien né en 1964 à Milan. Spécialisé dans les roues de route à ses débuts, il se distingue en créant en 1985 la première roue lenticulaire (les roues « pleines » qu’on peut voir sur les vélos de piste ou de contre-la-montre). Les Tecno M935 sont la version VTT des 935 prévues pour la route, un peu plus renforcées mais avec la construction autour de 5 rayons en aluminium et d’une bande de freinage en céramique pour résister aux descentes les plus longues.

A côté, la transmission et le freinage XTR M950 en deviendraient presque banals…

Retrouvez nos autres reportage sur des vélos ayant marqué l’histoire : https://www.vojomag.com/?s=flashback

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Par Léo Kervran