Paris-Roubaix en mode gravel : sur les traces de la légende

Par Pierre Pauquay -

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Paris-Roubaix en mode gravel : sur les traces de la légende

Dimanche 14 avril, s’élancera la 117e édition du Paris-Roubaix. L’Enfer du Nord, une épreuve légendaire construite à coups de pavés et d’éclat. Une épreuve tout court, sur les traces de laquelle nous nous sommes lancés, pour une expérience Gravel dans l’histoire du cyclisme.

Longtemps, j’en ai rêvé. Chasseur de chemins, je voulais un jour arpenter ceux qui étaient pavés de mauvaises intentions, ayant vu devant le petit écran ces coureurs lutter contre ces enclumes de pierre du Paris-Roubaix. Qu’est-ce qui les pousse à participer à cette course, qualifiée « d’idiote » par Bernard Hinault en personne ?

Depuis 117 ans, la légende s’est forgée dans la boue, la poussière et les exploits autant que les défaites des grands champions. Les coureurs ont besoin de cette course d’un autre âge pour exister : certains disent même qu’on le devient en y participant. Elle hante et hantera toujours les cyclistes. Comme Andreas Taffi, qui l’a remportée en 1999 : il a demandé à 52 ans son passeport pour y participer cette année. Une première dans l’histoire du cyclisme…

Venir ici en VTT enduro ou en gros E-bike ne pouvait qu’altérer la difficulté et sous-estimer la valeur même de ces forçats de la route. Si les suspensions et les gros débattements survolent certainement et se moquent des pavés, ils ôtent toute la saveur de la course : il me devait de tressauter !

Je ne suis pas coursier et un vélo de route dans ces lignes ne peut convenir à l’esprit de Vojo. Le gravel va m’apporter la solution. Cadre rigide mais confortable, il se rapproche du caractère du vélo de course mais il possède cette substance qui fait tout le charme de nos VTT. Rien de tel donc que de se lancer sur les chemins en pavés en Peugeot Gravel R02, une marque qui a aussi gravé son nom dans cette course de légende.

La tranchée de tous les dangers

À Wallers-Arenberg, je retrouve avec plaisir Vincent, responsable presse de Peugeot et du team enduro, accompagné de Jean-Roch, ambassadeur de la marque. Lui non plus n’est pas indifférent à venir rouler sur ce lieu de légende du cyclisme. On va jouer le jeu en s’équipant des casquettes et des cuissards en damier de la grande époque du Lion.

Derniers préparatifs avant de se lancer sur les routes du Nord. À Wallers-Arenberg, nous longeons les chevalements des anciennes mines.

Sur la route encore plane, nous longeons les terrils, les chevalements des anciennes mines, les petites maisons des corons serrées les unes contre les autres comme pour se protéger du vent du nord. Ils servent de décor au Paris-Roubaix depuis plus de 117 ans : une vieille course qui a gardé tout son anachronisme, le pavé.

Nous allons vite nous y frotter quand se dévoile, face à nous, telle une saignée verte dans la forêt, la tranchée d’Arenberg. Premier secteur pavé, première plongée dans l’Enfer. Sur 2400 m, le passage est délicat : il y fait sombre et l’humidité est toujours présente. Il n’y a pas de trajectoire idéale. Je vise les jointures, les plats d’herbe et use de mes repères de vététiste : facile quand on a le champ libre devant soi. Nous ne sommes que trois sur la langue pavée.

À l’entrée d’Arenberg, le peloton, lui constitué de plus de 170 coureurs, arrive du haut de la route à fond, à 60 km/h. J’imagine ces fous furieux, se frottant, se donnant des coups de guidon dans les fesses pour se trouver devant. Car derrière la poussière ou les éclaboussures de boue, on ne voit strictement rien. Les à-côtés sont piégeux; les flancs de la voie, glissants. Johan Museeuw en sait quelque chose, lui qui, chutant lourdement en 1998, y contracta un méchant virus et faillit perdre sa jambe.

Dans cette Drève des Boules d’Hérin, ils n’en sont qu’à 140 km : il leur en faut encore parcourir plus de 120 et 18 secteurs, une paille !

La course y passa la première fois en 1968 quand Jean Stablinski, coureur d’origine polonaise, proposa ce secteur à Jacques Goddet, patron du quotidien L’Équipe et de la course. Il connaissait aussi bien le dessus de la drève que le dessous quand il était mineur… Depuis, elle est devenue le juge de paix de la course.

Des hommes rudes

Sur Paris-Roubaix, les coureurs et les gueules noires sont frères dans l’effort. Leurs corps sont usés, perclus d’humidité et leurs visages, sombres de charbon ou de boue. Cette course évoque la même souffrance, le même travail de force, les mêmes angoisses du travail à la mine ou les aléas de la course : l’un à recevoir un coup de grisou, l’autre à chuter lourdement. Et un mineur comme un coureur ne se plaindra jamais.

Boue, pluie, vent : Paris-Roubaix n’épargne pas les cyclistes.

Dans Paris-Roubaix, le combat se fait au couteau, d’homme à homme. Les pavés laminent, déchirent le peloton, séparent le faible du fort. Seuls de grands coureurs ont émergé. Le dernier en date, Peter Sagan, succède aux Boonen, Merckx, Madiot, Duclos-Lassale, Van Looy ou Coppi. Mais le plus grand de tous fut sans doute Roger De Vlaeminck.

Il faut survoler le pavé, rouler à fond, mains basses sur le guidon. Dès que le rythme ralentit, le vélo s’effondre sur les pavés.

De son frère Erik, il hérita de cette agilité de chat du cyclocross-man. De son courage, il obtint quatre victoires (tout comme Boonen) en six ans, quatre places de deux et une de trois. Lui qui ne creva qu’une fois s’entraînait dur, effectuant une sortie journalière de 400 km à quelques jours de la course.

La « drache » du Nord

De Wallers, nous voici face au secteur du Pont Gibus. Vincent me raconte l’échappée de Gilbert Duclos-Lassalle qui démarra à cet endroit. Je joue le jeu et tiens la vitesse, haute.

Il faut survoler le pavé, rouler à fond, mains basses sur le guidon. Dès que le rythme ralentit, le vélo s’effondre sur les pavés. L’enchaînement des secteurs ne permet guère de récupérer : Hornaing, Arlaing-Brillon, Tilloy, Beuvy-la Forêt ou Orchies sont des « casse-pattes » qui vous usent à petit feu. Les muscles se fatiguent, les lombaires se tétanisent et deviennent raides, alors que je roule pourtant sur un vélo confortable. À l’approche de Hornaing, les nuages se confondent avec le gris des pavés.

Ils forment un bloc et sont le reflet du ciel du Nord et de Flandre. Le mauvais temps arrive et la pluie, cette froide « drache », reluit le chemin de pierre. Je m’arrête et pose le pied sur un pavé qui est une savonnette. S’il se met à pleuvoir et que le vent chasse les coureurs sur les à-côtés, Paris-Roubaix change de physionomie. Tout se durcit. Les muscles, les tendons se crispent.

A la difficulté des pavés s’ajoute la météo qui, en avril, peut voir un dernier sursaut de l’hiver…

Dans le secteur d’Arlaing, je tente de rouler au milieu, telle une trace de singletrack. Je crains la chute autant que sur un sentier schisteux des Alpes ou de l’Ardenne, la tension est réelle. Je navigue sur le fil du rasoir et tente de rester sur le haut du pavé… L’effort vaut bien une côte ou l’ascension d’un col : je grimpe, ici, horizontalement.

Heureusement, le gravel tient bien le cap, un vrai croiseur de chemins. Sa géométrie, avec son angle de direction de 71°et son tube horizontal long de 560 mm, m’octroie un bon confort. Si la position et les points d’appui me rappellent mes anciens vélos de route, le Peugeot est la machine idéale pour ce type de terrain. Autrefois, la course fut un terrain d’expérimentation pour les marques de cycles et les fabricants de pneumatiques : on ne pouvait trouver meilleur banc d’essai que les pavés. Je me souviens que RockShox avait tenté l’aventure en équipant le vélo victorieux de Gilbert Duclos-Lassalle en 1992 et 1994 d’une fourche SL 700C de… 30 mm de débattement.

Un dimanche en Enfer

L’Enfer du Nord est ce paysage que rencontrèrent les coureurs rescapés de 14-18. Évoluant dans un décor meurtri, l’appellation est née. Une métaphore qui est de nos jours indissociable de Paris-Roubaix. Les routes pavées ont été construites afin que les fortes pluies ne démontent plus les chemins. Ils avaient une fonction de communication, un rôle social. Je roule sur un patrimoine, où passaient les paysans et leurs charrettes et bêtes de somme, où revenaient des mines les mineurs, avec leurs gros vélos.

Longtemps, l’image du pavé renvoyait à celle de la misère du Nord. Dans les années 1960, Paris-Roubaix était en sursis : le bitume commençait alors à recouvrir l’épopée… Mais une légende ne meurt jamais. Des bénévoles, des passionnés ont depuis redécouvert de nouveaux secteurs enfouis dans le sol. La course retrouvait un éclat, redevenait soudainement moderne. Elle est de nos jours universelle, et son parcours devient un patrimoine que l’on bichonne avec amour.

Le secteur du Carrefour de l’Arbre est un piège : une vraie patinoire s’il se met à pleuvoir… Nous aboutissons ici à un point clé de la course, à 16 km de l’arrivée. Les organismes sont fatigués, cassés. À cet instant, il faut être économe, lucide en permanence. Les chutes sont spectaculaires. Sur ces 2100 m, le plus costaud qui en sort le premier a régulièrement course gagnée. Kuiper, Marc Madiot ou Tom Boonen y ont forgé leur couronnement.

L’anneau de Roubaix

Nous approchons de Roubaix et traversons des anciens quartiers industriels. Au début du XXe siècle, le dimanche était sacré dans la capitale française de la laine. La semaine durant, les ouvriers et les ouvrières usaient leurs mains dans les filatures, les mineurs cassaient la roche et leur dos. Lors de ce jour de fête, on oubliait un peu la difficulté de la vie : les fanfares, les jeux s’accompagnaient des rites qui se déroulaient sur le premier vélodrome, maintenant disparu et né en 1895. Un an plus tard, Théodore Vienne et Maurice Pérez, instigateurs de l’anneau, eurent l’idée de créer une course qui relierait la capitale à Roubaix. Ces deux industriels y voyaient là source de profit et de prestige pour leur ville. Le premier vainqueur, l’Allemand Josef Fischer, remporta l’épreuve en 9h.

Le vélodrome est un lieu empreint de nostalgie. Les anciennes douches sont toutes estampillées du nom de tous les vainqueurs de Paris-Roubaix.

L’arrivée de Paris-Roubaix est également unique. Le coureur entre tel un matador dans le vélodrome comme dans une arène. Et il revient de loin, lui qui a traversé un monde infernal. Les applaudissements des spectateurs fusent, tous unis pour la gloire d’un des leurs, français ou flamand si possible… Après les pièges des chemins de campagne, voici le sprint : l’adresse du pistard prend le relais du coursier de force.

On n’entre pas indifférent dans le vieux vélodrome.

Nous y entrons, émus d’avoir parcouru une partie de cet itinéraire de légende. Paris-Roubaix ne me laissera jamais indifférent. Cette course est dangereuse et n’épargne personne : elle possède en elle cette violence archaïque qui restitue la saveur originelle de notre sport. Ce 14 avril 2019, ces chemins d’infortune verront la victoire d’un homme courageux, sorti tout droit de l’Enfer…

Pour aller plus loin

  • Pour ce reportage, nous nous sommes basés sur le circuit VTT démarrant de Villeneuve-d’Asq. Le circuit de la Marque à l’Arbre comptabilise 32 km (balisage jaune). Départ à l’Archéoparc.
  • Quant au guide Paris-Roubaix à vélo, édité par Ouest France, il nous a permis de retrouver les secteurs pavés de la course. www.editionsouestfrance.fr
  • Si la course Paris-Roubaix se déroulera le 14 avril, un raid de 125 km en VTT empruntera les secteurs mythiques le 5 mai 2019.www.vc-roubaix-cyclo.fr

ParPierre Pauquay