Interviews | Sram Eagle AXS 2023 : dans les coulisses du développement - Jochen Bierwerth, designer industriel

Par Léo Kervran -

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Interviews | Sram Eagle AXS 2023 : dans les coulisses du développement - Jochen Bierwerth, designer industriel

Lorsqu’on est allé chez Sram en Allemagne pour en apprendre plus sur la nouvelle transmission, on a vu beaucoup de choses intéressantes mais on a aussi passé un certain temps à discuter avec les équipes qui ont fait naître et accompagné ce projet, parfois depuis ses débuts ou presque. Vous avez pu découvrir des extraits de ces interviews dans notre article principal ou dans la vidéo mais cela gardait un goût de trop-peu, on avait envie de vous faire profiter de tout ce qu’on ce qu’on a pu découvrir. Voici donc la transcription complète des interviews avec Frank, l’ingénieur en chef, Andreas, le chef produit, Jochen, le designer, Matthias, l’ingénieur dérailleurs et Jesse, l’ingénieur essais :

Jochen Bierwerth, designer industriel, électronique et ergonomie

Bonjour Jochen ! Pour commencer, peux-tu te présenter ?

Je suis Jochen, je travaille en design industriel ici à Schweinfurt et je suis heureux de faire partie de l’équipe des contrôleurs électroniques.

Depuis combien de temps travailles-tu ici ?

Je suis à Schweinfurt, chez Sram, depuis 12 ans. J’ai commencé avec des projets sur la route puis je suis passé sur le pré-développement et maintenant je me concentre sur le VTT et l’e-MTB.

Tu disais que tu es designer industriel pour l’électronique, en quoi consiste ton travail plus précisément ? Parce que j’imagine qu’il y a beaucoup de choses à faire du point de vue du design dans l’électronique.

Oui, être un designer industriel chez Sram ne signifie pas seulement que nous rendons les choses belles ou agréables. Ça fait partie de notre travail mais en plus de cela nous sommes responsables de l’ergonomie et de l’expérience humaine globale du produit, c’est-à-dire que tout ce qui est lié à l’expérience du produit sur et en dehors du vélo est quelque chose qui nous intéresse et sur lequel nous mettons l’accent.

Donc depuis plus de 10 ans maintenant, tu travailles sur l’ergonomie, aussi bien sur la route que sur le VTT ?

L’ergonomie, principalement sur le VTT et un peu de CLM/triathlon mais c’est une grande équipe, nous avons des experts à Chicago qui travaillent sur la route, Schweinfurt se concentre principalement sur le VTT et l’e-MTB et nous avons le Colorado qui travaille sur les freins et la suspension. C’est une équipe globale et c’est bien d’en faire partie.

L’ergonomie, c’est un sujet important en VTT…

Oh oui ! (rires)

Je pense qu’on peut dire qu’elle n’a pas beaucoup évolué pendant 15-20 ans, quand nous étions toujours avec les dérailleurs mécaniques et les shifters classiques puis l’électronique est arrivée et il y a eu une petite révolution. Lorsque Sram a lancé le premier groupe AXS, comment avez-vous pensé cela ? C’était un tout nouveau monde pour vous.

Oui, oui, c’est vrai. J’ai dirigé les efforts de pré-développement pour le premier contrôleur AXS pendant deux mais je n’ai pas travaillé sur la partie production, c’était le travail de mon collègue Alex. Comme tu le dis, c’est une sorte de révolution parce qu’avec le changement de vitesse mécanique on était toujours limité par un câble en acier standard qui doit être tiré et relâché pour que le dérailleur arrière fasse le changement de vitesse. Avec l’électronique, on a d’abord pensé qu’on pouvait faire tout ce qu’on voulait. Ce n’est pas le cas mais les limitations concernant l’ergonomie de la main, l’ajustement, etc, sont beaucoup plus favorables au pilote, à l’utilisateur.

Quelles sont les limites de l’électronique ?

Dans notre cas, on a besoin d’une source d’énergie et on a besoin d’un composant électronique qui transmet le signal sans fil à notre dérailleur arrière et à d’autres composants. D’ailleurs, c’est pour ça qu’on ne parle plus de commande ou de shifter mais de contrôleur maintenant. On ne peut pas placer la source d’énergie et l’électronique partout où l’on veut, il y a donc quelques limites mais la liberté est, encore une fois, beaucoup plus grande par rapport au dérailleur classique.

Et maintenant, spécifiquement sur le nouveau contrôleur, il est vraiment différent du contrôleur AXS qu’on connaissait jusqu’à présent. Quand avez-vous commencé à travailler dessus ? Et pourquoi avez-vous pensé que nous aurions besoin de quelque chose de nouveau ?

Je pense que les concepts initiaux ont probablement 6 ans. Peut-être même plus vieux, 7 ans. On a expérimenté avec l’électronique qui existait, on a soudé des fils sur des Blipbox, on a essayé différent boutons, on a fait tout ce qu’on pouvait pour avoir des prototypes fonctionnels. Chez Sram c’est très important pour nous, pour nos décideurs, d’avoir des prototypes fonctionnels sur lesquels on peut rouler. Avoir quelque chose sur l’écran, une simulation informatique, de beaux rendus sur une feuille de papier ne sert à rien. L’ergonomie doit être testée et pas seulement sur un vélo à l’arrêt, elle doit fonctionner. Il faut aller dans les bois, monter et descendre pour faire l’expérience de l’ensemble et apprendre à connaître les besoins réels des pratiquants et comment les améliorer.

Pour répondre à la deuxième question, pourquoi a-t-on pensé qu’on devait l’améliorer ? Je pense qu’on avait une assez bonne solution qui est toujours sur le marché et on continue d’ailleurs à l’offrir, la manette AXS avec l’option de la Rocker Paddle. Mais ce qu’on a appris au fil du temps, c’est qu’il n’y a pas de vérité unique en matière d’ergonomie et de besoins des pilotes. On voulait donc élargir notre offre et proposer quelque chose de beaucoup plus léger, de plus abordable et offrant plus de possibilités de réglage. Avec l’offre actuelle, le réglage est limité, je dirais que c’est comparable au changement de vitesse mécanique mais avec ce nouveau produit, on utilise l’électronique à son plein potentiel.

Tu dis que vous deviez le tester dans le monde réel, comment faites-vous pour tester ce genre de choses ? Dans l’industrie ou pour certaines applications dans le monde du sport, on peut mesurer une activité musculaire ou ce genre de choses mais ici il s’agit d’un autre volet de l’ergonomie. Peut-être que je me trompe mais je pense que vous n’avez pas mesuré l’activité musculaire du bras, par exemple, pour ce projet. Alors comment dire « ok, ce design est bon, on va le garder » ou « on doit l’améliorer » ? Comment en arrive-t-on là ?

C’est une fantastique question ! En fait, c’est la partie la plus difficile de la conception de quelque chose qui est ergonomique pour une application en VTT. Il n’y a pas de manuel, il y a des manuels d’ergonomie pour d’autres applications, mais l’application au VTT est tellement spécifique qu’il n’y a rien. Et en même temps elle est très diversifiée, donc il n’y a pas de règles à suivre, sauf que la mesurabilité est vraiment importante. C’est un peu un facteur subjectif, mais notre objectif est de rendre les choses mesurables et pas de la manière où on mesure la main pour dire « ok, c’est ce type de personne, c’est ce type de client, il lui faut ça ».

On le fait aussi mais ce n’est pas toute la vérité. Donc, encore une fois, ce qu’on fait, c’est qu’on met des gens sur des prototypes, on leur fait tester nos idées, on les fait tester par différents genres, par différentes tailles de mains, de très petites mains, de très grandes mains… En mesurant quelques mains de nos employés de Sram, il y a de drôles de proportions ! Parfois les gens ont des mains minuscules avec des pouces super longs et vice-versa…

Le but ultime du nouveau produit était de rendre tout le monde content, mais oui, c’est difficile. C’est difficile d’arriver à une conclusion parce que l’ergonomie est une question de préférences, chacun a les siennes. Et c’est comme ça qu’on est arrivé à cette solution, on n’offre pas seulement une, mais plusieurs options et notre système permet à l’avenir de peut-être faire d’autres choses encore.

Je suppose qu’avec ce nouveau support, vous avez toujours la nouvelle interface et tant que vous gardez l’interface, vous pouvez monter à peu près tous les types de manettes.

Absolument, oui. Même sur la base de notre unité de contrôle électronique sur laquelle j’ai travaillé avec Wolfram Frank, l’un de nos ingénieurs les plus expérimentés, il y a cette unité dissimulée qui est étanche à l’eau et à la poussière, qui résiste au lavage à grande eau et sur laquelle on peut clipser n’importe quelle interface homme-machine.

Pour finir, est-ce que tu penses que tout le monde a besoin de cette nouvelle transmission aujourd’hui ? Il y a beaucoup de nouveautés mais comme tu l’as dit pour l’ergonomie, certaines choses ne sont pas mesurables donc c’est difficile de se rendre compte de ce que ça peut apporter.

Ce que je peux dire, c’est que le nouveau système élève le niveau de simplicité et d’installation, de réglage pour l’utilisateur, et c’est un grand avantage par rapport aux systèmes existants. Mais avant tout, la robustesse est ou était l’un des plus grands sujets de cette nouvelle transmission Eagle. Je pense que le dérailleur arrière, le plateau avec le bashguard, tous ces éléments s’ajoutent à un système qui est de loin plus robuste que tout ce qu’on a fait jusqu’à présent.

Les gens sont tellement différents. Pendant le développement, on avait des testeurs en internes, des idées d’un peu tout le monde… Certaines personnes te donnent des retours comme « est-ce que je peux l’avoir 2 mm de plus comme ça ? », « est-ce que je peux avoir l’angle un peu plus comme ça ? » et ce sont d’excellents retours ! Mais à un moment donné, il faut arriver à un point où… À ce stade, on ne peut pas avoir une ergonomie personnalisée, des cockpits personnalisés pour chaque pilote. Peut-être qu’un jour on en sera là, où, je ne sais pas, tout sera imprimé en 3D et il n’y aura qu’à entrer une commande pour qu’un système te sorte quelque chose qui est adapté à tes besoins, mais en attendant, je pense que l’ajustabilité nous aide à atteindre un public plus large.

Souvent, de grandes possibilités de réglage et d’ergonomie sont considérées comme contraires à l’intégration. Cette nouvelle commande n’est certainement pas intégrée d’une manière visuelle, mais dans mon esprit, l’expérience de l’utilisateur, ce que le pilote fait sur le vélo, comment on sent les boutons, où ils sont positionnés par rapport aux mains, ça l’emporte toujours sur l’apparence. L’apparence est importante pour un designer industriel mais la facilité d’utilisation est encore plus importante.

La meilleure intégration, ce n’est pas quand on ne voit rien, c’est quand on peut tout oublier.

Exactement. Bien dit !

Photos Rupert Fowler

ParLéo Kervran