Délais, hausses de prix : les effets du Covid-19 sur le marché

Par Léo Kervran -

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Délais, hausses de prix : les effets du Covid-19 sur le marché

La situation n’a échappé à personne, les délais à la commande d’un vélo neuf sont aujourd’hui exceptionnellement longs. 3 mois, 5 mois, voire 7 ou 8 mois sont des chiffres que l’on entend régulièrement. Dans le même temps, certaines marques ont augmenté leurs tarifs de manière non négligeable. Pour mieux comprendre comment nous en sommes arrivés à cette situation, nous avons contacté plusieurs acteurs du milieu en France, du magasin Authentic Bicycle Shop à Specialized, en passant par Shimano, Lapierre, Ion et Origine. Voici leurs explications :

Pour les marques de vélos, situées en bout de chaîne, les problèmes se multiplient comme nous l’explique Paul Durville (en photo ci-dessus) pour Specialized. Un petit retard chez le fournisseur des transmissions, un autre pour celui des fourches, encore un retard supplémentaire pour les selles, moins de lignes d’assemblage actives à cause des restrictions sanitaires, on comprend vite l’effet boule de neige qui conduit aux délais que l’on connaît aujourd’hui.

Le transport est également un facteur à prendre en compte, avec un trafic maritime en chute de moitié au niveau mondial et des taux de remplissage des navires très faibles pendant le printemps, selon un article de la Fondation pour la Recherche Stratégique. En conséquence, une explosion de la demande et donc des prix pour le transport aérien, ce qui le rend souvent inenvisageable pour les marques.Derrière, à partir du déconfinement, le marché du cyclisme a littéralement explosé dans le monde entier. Selon l’Union Sport & Cycle, qui regroupe les professionnels du secteurs, deux fois plus de vélos neufs se sont vendus en France en mai et juin 2020 que sur les mêmes mois l’année précédente. On retrouve des chiffres similaires aux Etats-Unis, d’après l’UCI et PeopleForBikes.

« Du jamais vu en 100 ans d’existence » – Charlotte Vinçonneau, Shimano France

Chez Specialized, Paul Durville nous prend l’exemple du dernier Tarmac SL7 (le modèle phare de la marque sur route) : la marque a vendu 130 % du volume prévu et certaines références sont déjà en rupture de stock pour toute l’année 2021. Oui, cela signifie qu’une commande passée aujourd’hui ne serait pas livrée avant 2022… Charlotte Vinçonneau (Shimano) abonde en ce sens et nous précise par exemple que « nos motorisations dont le dernier EP8 se vendent au-delà de nos prévisions les plus ambitieuses. Nos usines vont commencer à confirmer sur ce mois de novembre les départs de composants pour le second semestre 2021, ce qui veut dire que nos capacités de productions sont quasiment pleines pour les 8 prochains mois. Du jamais vu en 100 ans d’existence pour Shimano. » Tout le monde est donc logé à la même enseigne.

Des magasins sur le fil

Du côté des magasins, on ne s’en plaint pas. A Gémenos (Bouches-du-Rhône), chez Authentic Bicycle Shop, Romain Lillaz (photo) nous confirme que cet emballement leur a permis de rattraper sans mal la chute des ventes en mars-avril lors du premier confinement. « L’effet Covid » a permis d’attirer une nouvelle clientèle, plus généraliste et notamment attirée par le VAE.  Néanmoins, il reconnaît passer beaucoup plus de temps aujourd’hui qu’avant à gérer ses achats et anticiper.

Avec les délais déjà plus longs qu’à l’accoutumée et la hausse de la demande qui accentue encore les choses, les magasins se livrent à ce qu’on pourrait appeler une « guerre du stock », où ils jouent le rôle des fournisseurs. Vincent Julliot de Lapierre (en photo) nous l’explique plus en détails : « Juin et juillet ont été des mois où, en même temps que les magasins manquaient de vélos, ces mêmes détaillants ont dû passer leur commande pour le millésime suivant. Avec la peur de manquer à nouveau et de louper des ventes, tous ont majoré fortement leur pré-commandes auprès des marques au point que nos commerciaux ont dû temporiser, modérer les plus gourmands pour pouvoir servir tous les magasins. »

Paul Durville (Specialized) abonde : « Le déconfinement et la hausse importante de la demande ont poussé certains magasins à augmenter leurs volumes de commande pour 2021, afin d’augmenter leur stock sur des références qui pourraient venir à manquer et ainsi éviter de frustrer les clients potentiels. » A tel point que le risque pourrait être, pour certains magasins, de se retrouver avec des stocks trop importants en courant d’année prochaine si la demande venait à diminuer un peu trop brutalement. La situation serait alors à nouveau très problématique et aussi un peu absurde, après la période de disette actuelle…

« En temps normal, il faut anticiper 8 mois avant les commandes de pièces pour qu’un vélo soit produit » – Vincent Julliot, Lapierre

N’était-il pas possible de prévoir cette hausse ? Romain Lillaz (Authentic Bicycle Shop) nous confirme qu’il a senti les choses venir quelques semaines à l’avance pendant le premier confinement, grâce à l’autorisation d’ouverture délivrée par l’Etat français aux magasins de vélos, mais côté production, ce ne sont pas ces quelques semaines qui vont changer beaucoup de choses, comme nous l’explique Vincent Jullioz (Lapierre) : « Il faut savoir qu’en moyenne, il faut anticiper 8 mois avant les commandes de pièces pour qu’un vélo soit produit. Concrètement, [aujourd’hui] il faut essayer d’être prêt quasiment 3 mois plus tôt pour compenser l’explosion des délais de nos fournisseurs. Il y a une grosse pression d’une part sur les responsables produits qui doivent terminer leurs gammes plus tôt, mais aussi sur les responsables des approvisionnements, ceux qui passent les commandes et sont en contact direct avec nos partenaires commerciaux. »

Une opportunité pour certains ?

Néanmoins, cette situation permet à certaines marques aux modèles un peu différents de tirer leur épingle du jeu, comme Origine. Chez la petite marque française, qui peint et assemble tous ses vélos à la main dans ses ateliers de Somain, dans le Nord, les délais habituels de 5 à 6 semaines sont toujours d’actualité et ils n’ont jamais excédé 8 semaines même au plus fort de la « tempête ». De quoi se démarquer face aux grandes marques…

Comme nous l’explique François-Xavier Plaçais, c’est bien le fonctionnement de la marque qui lui permet de s’en sortir : « Même si on présente quelques montages sur le site à titre d’exemple, on n’a pas de modèle catalogue, les clients peuvent absolument tout configurer. Il n’y a pas 2 vélos identiques qui sortent de nos ateliers, pas de vélos de série et c’est ce qui a fait notre force ici. Si un client a demandé une cassette XT sur son vélo et qu’on n’en a plus, on peut lui proposer d’attendre 3 mois avant de la recevoir ou de lui monter une SLX pour qu’il ait son vélo dans deux semaines, on n’a pas cette contrainte de la fiche technique. »

Le fait de réaliser une grande partie des opérations en France est également un avantage : « Lorsque les commandes ont commencé à décoller, on avait déjà pu rouvrir l’atelier donc on n’a pas vraiment été affectés par les problèmes de main d’œuvre. On a également eu de la chance, parce qu’on avait constitué un gros stock de composants avant l’hiver sans aucun rapport avec la crise, juste pour sécuriser la logistique parce qu’on avait prévu de grandir et qu’on ne voulait pas être limités de ce côté. Là on arrive juste sur sa fin pour certains produits comme les groupes Dura-Ace en route, il nous a donc permis de tenir tout le printemps et l’été sans problème. Ceci dit, si on nous avait dit il y a un an que ce modèle de tout faire ou presque en France serait notre force dans une crise, on n’y aurait pas cru. »

Les raisons du boom

François-Xavier Plaçais trouve par ailleurs une certaine ressemblance entre cette situation et celle qui a suivi la crise financière de 2008 : on ne peut plus voyager loin, certaines activités sont mises de côté pour différentes raisons (coût, risque sanitaire…) et on découvre ou redécouvre les sports d’extérieurs que l’on peut pratiquer en partant de chez soi, dont le vélo fait partie. L’encouragement du télétravail, qui permet de passer plus de temps chez soi, et la bonne météo du printemps et de l’été ont également favorisé l’arrivée de nouveaux pratiquants.

La conclusion est la même chez Lapierre, où Vincent Julliot parle d’achat-réaction : « Pour beaucoup de monde, à l’issue du traumatisme qu’a représenté la privation de liberté lié au premier confinement, le vélo, en tant qu’activité de plein air par essence, a été une véritable bouffée d’oxygène, un achat « en réaction » à l’issue d’une période où, en plus, les gens ont moins consommé, donc avec un pouvoir d’achat conjoncturellement meilleur. L’autre grande raison concerne plus particulièrement les urbains et touche essentiellement à la notion de mobilité, avec le besoin de trouver une alternative aux transports en commun. Nécessité presque liée à un instinct de survie en se disant que continuer à s’entasser dans le bus ou le métro, c’est être à peu près certain d’être contaminé. »

Si on ajoute à cela l’appui politique et sociétal dont profite le vélo en ce moment, l’évolution des VTT depuis une dizaine d’année qui rend la pratique bien plus facile pour les débutants, la démocratisation du VTTAE et le développement de certaines pratiques comme le gravel, idéal pour les néophytes du cyclisme, on comprend bien que les nouveaux pratiquants ont aujourd’hui plus de raisons que jamais pour se lancer dans l’activité.

Cette dynamique profite également à d’autres secteurs, comme l’habillement et les protections. On distingue ici deux tendances, comme nous l’explique Julien Prenez (en photo ci-dessus) du groupe Boards & More, qui possède notamment la marque Ion : « Cet été, on a très très bien vendu les protections et également les chaussures. Même en station, les magasins ont très bien tourné, en ce qui nous concerne en tout cas. Ici, on est vraisemblablement sur une nouvelle clientèle, par exemple des gens qui découvrent ou redécouvrent le VTT par l’e-bike et qui veulent se protéger. Sur les vêtements été c’était plus tranquille, à la hauteur des autres années. En revanche, la gamme automne-hiver s’est envolée, on a déjà presque plus rien sur certains produits. Avec les hivers moins froids, moins de neige les gens peuvent rouler toute l’année à condition d’être bien équipés, et cette fois ça concerne tout le monde. »

Quelles conséquences à l’avenir ?

Toutes les personnes que nous avons contactées s’accordent sur ce point : le retour à la normale n’est pas pour tout de suite et en ce qui concerne les ventes de vélo ou d’équipement, il ne devrait jamais arriver. Plus que des simples évènements isolés aux effets temporaires, le confinement et la crise sanitaire de manière générale ont permis d’accélérer une tendance déjà bien lancée avec le développement des activités en pleine nature. Chez Orbea, interviewé par nos confrères de Pinkbike (article, en anglais), on parle d’une augmentation stable de la demande qui représenterait au moins 15 à 25 % de la récente progression.

On a évoqué plus haut les raisons qui pouvaient expliquer la hausse massive du nombre de pratiquants, et au-delà de ces motifs très rationnels, il y a aussi la possibilité qu’une bonne part de ces nouveaux pratiquants prenne goût à l’activité et s’y implique de plus en plus. Après tout, si nous sommes ici à écrire des articles et vous à les lire, c’est bien que faire du vélo doit être quelque chose d’assez sympathique !

La demande devrait tout de même se stabiliser dans les mois à venir à un niveau inférieur aux pics de mai-juin et de cet automne, mais ce niveau devrait néanmoins être supérieur à celui de l’année dernière, avant la crise. Côté délais, Specialized et Shimano avancent un retour à la normale pour le printemps prochain, mais ce programme est jugé optimiste par certains, qui parlent plutôt de l’automne 2021 pour le marché de manière générale.

Des investissements lourds

Pour faire face à cette progression, les marques ont dû ou devront s’adapter et pour beaucoup, cela passe par l’ouverture de nouvelles lignes de production. Charlotte Vinçonneau nous confirme que « les investissements supplémentaires sont une priorité absolue chez Shimano pour absorber une demande durablement plus forte, mais cela peut prendre des mois pour mettre en place ces moyens industriels supplémentaires », tandis que du côté de Specialized, c’est déjà en cours, mais la manœuvre n’est pas passée inaperçue puisqu’elle a entraînée une hausse soudaine des prix de 3 à 8 % selon les modèles.

Augmenter les capacités de production, un effet durable de la crise.

Paul Durville nous explique que « c’est une décision faite pour sécuriser la production pour les années à venir et la hausse est généralisée. Elle a été décidée par le siège aux Etats-Unis et elle est valable partout dans le monde. Si on peut revenir à des tarifs plus accessibles dans le futur on le fera bien évidemment mais ce n’est pas facile. » Néanmoins, ces investissements sont souvent obligatoires pour tenir la cadence. Chez Specialized, en attendant l’ouverture de ces nouvelles lignes, il a fallu augmenter la cadence sur celles déjà existantes.

Enfin, chez Origine, on vient d’embaucher 12 personnes en CDI (25 personnes il y a un an, 37 aujourd’hui) pour suivre l’augmentation de la demande tandis que chez Moustache, c’est 40 nouveaux salariés qui ont été recrutés afin d’ouvrir une nouvelle ligne d’assemblage et ainsi passer de 200 à 300 vélos montés par jour, comme le rapportent nos confrères du Parisien.

Une prise de conscience ?

Autre impact intéressant et qu’on avait peut-être moins vu venir, l’accélération de la prise de conscience écologique chez certaines marques. Les différents confinements ont entraîné de nets progrès en termes de qualité de l’air, de réduction des nuisances sonores, de baisse des émissions de gaz à effet de serre et ont montré qu’il était encore possible de sauver le navire, en agissant rapidement. En parallèle, les mesures restrictives comme l’impossibilité de voyager ont poussé les marques à se réinventer et chez Ion, on a par exemple vu qu’il était parfaitement possible de réaliser de belles séances photos pour les collections à venir sans partir à l’autre bout du monde, à Bali ou dans l’Himalaya.

Le VTT se pratique dans un environnement naturel et à ce titre, l’industrie est déjà plus sensibilisée que d’autres au changement climatique, mais certaines actions ont pu être accélérées par cette prise de conscience. Toujours chez Ion, Julien Prenez nous confie que la marque a par exemple décidé d’avancer plus vite qu’il ne l’était initialement prévu sur la suppression des emballages en plastique, désormais planifiée pour la gamme automne/hiver 2021.

Comme souvent, ce n’est pas un élément isolé mais bien une conjonction de facteurs qui a entraîné l’industrie du vélo dans la situation actuelle. La crise sanitaire sans l’explosion de la demande, l’inverse ou encore les deux mais sans des capacités de production déjà à la limite avant la pandémie et les choses seraient probablement bien différentes aujourd’hui. Néanmoins, si on peut bel et bien parler de situation de crise pour l’industrie du cycle, il ne faut pas perdre de vue la cause directe de ces difficultés : les délais augmentent et les marques doivent investir dans de nouveaux outils de production car elles vendent « trop bien », dans toutes les disciplines et pour tous les budgets. C’est donc malgré tout un signe rassurant pour le milieu, de quoi envisager l’avenir de manière sereine et optimiste contrairement à d’autres secteurs bien plus durement touchés…

ParLéo Kervran