Mémoires d’un gravel

Par Léo Kervran -

  • Nature

Mémoires d’un gravel

On en parle, beaucoup, on les analyse, on les dissèque, on les compare. Ils nous font jouer, voyager, explorer, découvrir. On les partage parfois, et il nous arrive aussi de pester contre eux, lorsqu’un de leurs éléments nous déçoit ou nous lâche. Mais surtout, on les chérit, car sans eux on serait à pied. La relation qui nous unit à nos vélos ne saurait être décrite en quelques mots, d’autant plus qu’elle est à sens unique et que l’autre moitié n’a pas vraiment son mot à dire… Vraiment ? Il y a quelques semaines, un message sobrement signé « Kona Sutra, promotion 2017 » a atterri dans notre boîte mail. Récit :

Bonjour à tous. Désolé si je vous parais un peu timide mais comprenez bien que c’est la première fois qu’on me permet de m’exprimer ainsi.

Mon prénom est Sutra, et je fais partie de la branche des gravel dans la famille Kona. Le début de ma vie est somme toute assez banal. Né sur une planche à dessin canadienne et soudé loin de chez moi, j’ai ensuite été malmené par les transporteurs, ai subi le mal de mer dans un conteneur maritime puis l’attente et le froid des entrepôts avant d’atterrir dans la cour de ma famille d’accueil.

Pour un vélo, le moment de l’ouverture du carton est toujours un peu intimidant. Qui sera de l’autre côté ? On redoute tous de découvrir un gros costaud qui va plier nos tubes et malmener nos soudures, bien que statistiquement ma petite taille me met à l’abri de ce style de « cavalier ». On appréhende aussi de tomber sur le velléitaire gonflé de bonnes résolutions, qui nous laissera prendre la poussière dans le garage après une ou deux sorties. A ce sujet, j’ai de nombreux amis vélos d’appartement qui ont été transformés malgré eux en portant à vêtements. Mais le pire pour moi serait de me retrouver à supporter le spécialiste de l’excuse bidon ! Celui qui nous fait porter le chapeau de ses faibles performances et nous incrimine à chacune de ses chutes, profitant qu’on ne peut pas se défendre pour tout nous mettre sur le dos… Pardon, je divague !

Le scotch se déchire et le carton s’ouvre… Je vais bientôt pouvoir me faire une idée de mon nouveau maître ! Bon à première vue il a l’air sympa, et heureux de faire ma connaissance vu son large sourire.

Je pense que je lui ai tout de suite plu ! C’est en tout cas comme cela que j’ai interprété l’impression de joie un peu idiote qui lui déguisait le visage une fois qu’il m’a sorti de ma boîte pour me poser sur le pied d’atelier. Ça et aussi le fait qu’il soit resté planté deux bonnes minutes à me dévisager sans rien faire. Totalement nu sans mes accessoires, j’étais à la fois fier et gêné !

Bon, j’ai un peu déchanté quand il a été question de terminer mon montage. Bien que de petite taille, mon jockey n’a pas la poigne légère quand il s’agit de serrer des vis, et la clé dynamométrique ne fait définitivement pas parti de sa servante d’atelier. Lui, c’est plutôt « on serre à fond jusqu’à ce que ça bloque et on refait un tour pour être sur » ! Je ne vous raconte pas la torture pour mes roulements à peine rodés ! Les restes de peinture sur les filetages n’auront pas résisté longtemps. Pas de coup de brosse. Non ! On force et ça finit par passer. Ah je ne suis pas tombé sur un esthète de la mécanique ou un orfèvre de la clé Allen, c’est le moins qu’on puisse dire.

J’avoue que je suis issu d’une basse lignée. Point de particules de carbone, encore moins de pièces exotiques pour gonfler mon pedigree. Mon cadre et ma fourche sont en acier tout ce qu’il y a de plus ordinaire et à défaut de faire rêver, mon équipement est éprouvé. Je suis un petit gars simple, sans prétention, un rustique ! Mais quand même, ce n’est pas une raison pour me maltraiter de la sorte ! Du coup, j’étais déjà en train de m’inquiéter, imaginant finalement que son manque de délicatesse était à mettre sur le dos de mes origines. Que j’allais être cantonné aux basses besognes, à ramener le pain le dimanche, à rouler sous la pluie ou dans la boue quand les « beaux » vélos du garage seraient dispensés d’aller salir leur noble mécanique ou encrasser leurs biellettes si fragiles. Qu’il me faudrait supporter les mauvais traitements des sorties hivernales et le harcèlement psychologique des itinéraires de routine au paysage jamais renouvelé. Bon sang mais c’est bien sûr, il m’avait acheté en automne pour supporter l’hiver ! Jamais je n’apercevrais un coin de ciel bleu ! Le manant que j’étais devait rester dans l’ombre et la fange…

Et puis elles sont arrivées ! Qui ? Une magnifique paire de roues ! Oh je les avais bien vues dans le sous-sol, mais ma modestie mêlée d’un peu de timidité ne m’auraient jamais permis d’imaginer qu’elles puissent m’être destinées. À moi, le roturier ! Eh bien si, j’allais être équipé d’une superbe paire de jantes Enve. Pas de doute possible puisque leurs autocollants étaient parfaitement assortis à la couleur de mon cadre. En plus, on m’offrait aussi des moyeux Hope pourvus de disques bleus ! Non mais du Enve/Hope, sur un cadre en acier, en 2016 ! J’étais tellement stupéfait que je n’ai même pas remarqué qu’il démontait aussi la couronne de mon pédalier pour en monter une bleue, assortie aux disques de freins et comptant deux dents de moins que celle d’origine. Franchement j’aurais aimé que l’infographiste qui m’avait habillé puisse me contempler, je suis sûr qu’il aurait été fier de moi.

Une fois le montage terminé, il m’a à nouveau admiré comme un idiot, avec le même sourire d’idiot et la même pose immobile d’idiot, puis il est remonté, en nous souhaitant « de faire de beaux rêves » !

« On ne monte pas des Enve pour aller chercher le pain ! » C’est la phrase que je me suis répété inlassablement durant la première nuit, à la fois pour me rassurer et m’aider à trouver le sommeil. Faut dire que j’étais bien énervé avec ces deux roues qui me donnaient des allures de vélo bien plus haut de gamme ! Rassurez-vous, il n’était pas question que je ne garde pas les pneus sur terre. Je suis un gars simple, bien décidé à le rester et ça tombe bien, l’avenir va vous montrer que je n’ai pas eu trop le choix.

Voilà donc comment j’ai vécu ma première journée.

Comme vous l’avez donc constaté quelques lignes plus haut, sa passion est telle qu’il nous parle. Je dis « nous » vu qu’il y a de très nombreux VTT qui cohabitent dans son sous-sol. Je vois déjà les membres de la ligue des défenseurs de vélos crier au scandale. Stop ! Eteignez les porte-voix, baissez les banderoles et posez les cagoules : nos conditions de vie sont parfaites. De la lumière, de la chaleur, une ventilation, des visites aussi fréquentes que nos sorties… et même pas obligé de prendre une douche en rentrant ! En plus de la grosse poignée de modernes de tout poil : des fat bikes un peu impressionnants avec leurs pneus énormes qui racontaient des histoires de neige profonde et de sentiers escarpés, des tout-suspendus représentant l’intégralité des pratiques existantes qui ne pouvaient pas s’empêcher de faire le concours de celui qui saute le plus loin, des rigides et des endurigides infoutus de se mettre d’accord et un XC que j’étais supposé remplacer.

Je côtoyais aussi un grand nombre d’anciens, des vieux 26″ qui avaient fait l’histoire du vélo tout-terrain. Pourtant, ça n’avait rien d’un mouroir. Bien au contraire, tous étaient propres, rutilants même et équipés comme à leur première randonnée. Ils m’ont raconté la même histoire, comme quoi si un vélo lui procurait du plaisir et lui offrait de bons souvenirs, il n’était pas revendu et vivait une retraite paisible et heureuse au sein de la famille. Certains se déplacent parfois sur des manifestations, dans des expositions et il y en avait même une douzaine qui étaient actuellement sous les feux des projecteurs d’un magasin de sport. Mais ça, c’est surtout réservé aux plus anciens alors que moi, j’étais le petit nouveau, et le premier gravel. J’avais la pression !

Impossible de vous dire combien de temps il m’a fallu attendre avant de faire notre première balade mais ça n’a pas duré longtemps. Deux ou trois jours tout au plus. Je me souviens très bien comment ça a commencé !

Je le vois encore ouvrir la porte qui débouche de l’escalier et s’approcher de moi, une paire de pédales automatiques à la main. Les copains ne m’avaient pas prévenu et je pense que c’était une forme de bizutage. S’il aime les vélos et le beau matériel, on ne peut pas en dire autant pour les vêtements. Moi qui me croyais rustique, je suis tombé sur pire ! C’est à peine s’il n’a pas enfilé une combinaison de travail pour les champs (la grosse verte avec les fermetures blanches qui forment deux lignes du col aux chevilles). Je commence à comprendre : il aime la couleur orange et ça doit être la raison de ma présence ici. Ses chaussures et son casque sont coordonnés à mon cadre, le reste est… comment dire ? Très coloré et totalement hors d’âge, voir usé ! On ne pourra pas me reprocher de porter un hipster. Et puis si nous tombons au fond d’un ravin, les secours n’auront pas de mal à nous repérer, même de très très loin, de nuit, par temps de brouillard. A part poser un gyrophare sur son casque, je ne vois pas ce qui pourrait nous rendre plus voyants !

Bon, passons ce point de détail. La première balade se passe en alternant entre vignes et forêt, sur des chemins larges plus ou moins carrossables. Le bougre m’a l’air aussi délicat avec la pompe à pied qu’avec la clef Allen et je dois avoir 3 kg dans chaque pneu. J’essaie de lui faire comprendre gentiment son erreur en renvoyant quelques coups de raquette bien appuyés après les bosses ou les compressions. Acier ou pas, ma flexibilité a des limites et faudrait voir à ne pas exagérer. Vu qu’il n’est pas de première jeunesse, son dos lui fait vite comprendre qu’il faut revenir à des pressions plus sages, d’autant plus que mes WTB en 45 sont largement aptes à supporter les contraintes du terrain. Y’a pas de raison que je sois le seul à bosser.

Après deux ou trois arrêts pour tâtonner et retirer de l’air au compte-gouttes, nous finissons par trouver un compromis rendement/confort acceptable et ça repart. Enfin, jusqu’à la prochaine pause ! Oui, monsieur est un sportif, mais aussi un contemplatif. Et vas-y qu’il s’arrête pour prendre la photo d’une pâquerette, d’un nuage, d’un brin d’herbe, qu’il me fait poser devant un cheval de trait, un chêne aux couleurs de l’automne, un paysage à la Renoir, une mare aux grenouilles… Tout est prétexte à prendre une photo. Bon, j’avoue que systématiquement le paysage est joli, mais je suis un vélo, pas un top model. Et ça fait plus de 5 ans que ça dure, ce n’était pas juste pour célébrer notre première sortie ensemble.

Je m’étais dit qu’en perdant l’équilibre et en m’écroulant alors qu’il s’apprête à prendre une photo il finirait par laisser tomber cette manie. Pensez donc ! Il gueule comme un putois, m’invective, me remet en position plutôt fermement et retourne prendre sa photo ! Ah ça, je ne peux pas lui reprocher de me laisser de côté.

Au fur et à mesure que la promenade se poursuit, les chemins deviennent de plus en plus étroits, de plus en plus gras, de moins en moins plats. Et il rigole comme un gamin à chacune de mes ruades, s’amuse à me faire perdre l’adhérence pour mieux glisser dans un virage, et me sort totalement de ma zone de confort. Un bunny-hop par ci pour passer au-dessus d’un tronc, un wheeling par-là, et il pompe comme à la pumptrack dès que le terrain le permet. Oh tout doux mon gars, je ne suis qu’un gravel, pas un BMX ! A ce rythme, mes soudures ne vont pas résister longtemps. Les vélos dans son sous-sol ne m’avaient pas menti : le pilotage est musclé, et selon lui un vélo est fait pour passer partout, peu importe qu’il soit prévu pour ça ou pas. Enfin, après une quarantaine de kilomètres et presque autant d’arrêts photo, nous voilà rentrés. Il a le sourire et je suis bardé de boue. C’est peut-être bon signe ?

Rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter par le menu chacune des sorties que nous avons effectuées ensemble, mais celle-là avait de l’importance : c’était la première. On n’a qu’une seule chance de faire une bonne première impression !

Forcément, vous imaginez bien que j’ai été assailli de questions lors de mon retour au garage, ceux qui étaient là depuis longtemps et qui n’étaient pas sortis voulaient savoir :

« Alors, vous êtes allés où ? Est-ce qu’il a dit quelque chose ? Il a rigolé ? Combien de pauses photo ? Tu l’as fait tomber ? Tu n’as pas crevé au moins ? Vous avez monté la « Grenouille », il a mis combien de pieds ?… »

Chacune de mes réponses permettait à ce « comité des pairs » de donner son interprétation, de livrer son sentiment. La discussion allant, j’avais l’impression d’avoir réussi mon coup. Y’a bien que le Pivot XC ultralight équipé d’une fourche Lauf que j’étais supposé remplacer qui ne partageait pas l’enthousiasme général. Un jaloux celui-là, frustré d’être mis à la retraite un peu tôt.

Et parmi toutes ces échanges, une voix chevrotante qui s’élève du fond du sous-sol fait naturellement taire notre cacophonie. C’est le doyen, un MBK Ranger Hi-Tech né en 1988 qui prend la parole :

« Tu sais petit, j’ai été son premier VTT, il avait 13 ans quand son père m’a acheté. Je suis celui qui a marqué sa jeunesse, c’est avec moi qu’il a attrapé le virus et au fond tu me ressembles. Je suis un des pionniers, et l’on m’a créé sur la base d’un cadre acier de vélo de route qu’on a élargi pour y glisser de gros pneus : un peu comme toi. Tu vois, il vieillit mais sa passion ne l’a jamais quitté, il est donc forcément nostalgique et c’est peut-être les bons souvenirs d’une passion naissante et d’une jeunesse perdue qu’il a pu revivre grâce avec toi ! » Puis il s’est rendormi. Pas moi. Ces mots ont longtemps raisonné dans ma tête, serais-je l’allégorie moderne d’un beau souvenir d’enfance ?

Les jours puis les mois se sont succédé et j’ai rarement été laissé de côté plus de 2 semaines. Rapidement, il a commencé à me faire subir les chemins de VTT de sa région. Petit à petit, les pistes se sont faites moins carrossables, plus étroites et de plus en plus techniques. Non content d’emprunter les monotraces forestiers, il a très rapidement décidé de me faire goûter aux descentes du secteur. Oui, les descentes, avec des sauts, des marches et des cailloux, et puis c’est moi qu’il prenait quand c’était gras, quand il pleuvait, quand il neigeait, et parfois aussi quand il faisait beau.

Franchement, ça n’a pas toujours été facile, d’autant plus qu’il a tendance à ne pas avoir de limites, ou plutôt devrais-je dire qu’il continue à explorer jusqu’à tant qu’il les trouve. Et je pense qu’il a eu du mal à fixer les miennes. Il était toujours enthousiaste et émerveillé de constater ce que mon cadre souple et mes grandes roues étaient capable de faire. Nous avons donc irrémédiablement terminé dans des situations cocasses : comme le jour où j’ai été bloqué dans une mare de boue avec de l’eau au-dessus des moyeux tout ça parce qu’il ne voulait pas faire demi-tour. Je le soupçonne de m’avoir collé là-dedans pour me punir des nombreuses fois ou je perdais l’équilibre alors qu’il voulait me prendre en photo. Là, pas moyen de tomber, j’étais bien coincé et n’osais pas bouger tant l’odeur m’insupportait.

Il roule majoritairement tout seul, ou presque, et la vue d’autres vélos provoque en lui une irrémédiable envie de passer devant, peu importe qu’on soit sur un chemin, un sentier ou une descente. Du coup, qui est-ce qui devait s’accrocher ? Ben moi ! Pourtant, j’avoue que je me suis rapidement attaché à lui et ai compris que ce que d’autres prenaient pour des mauvais traitements n’en étaient pas. Après tout, j’avais été choisi pour mon côté rustique et on m’avait équipé d’accessoires capables de résister à la boue, j’étais donc dans mon univers. Et puis, c’est souvent qu’il me félicitait, me disait que j’étais surprenant, que j’avais bien réagi sur un franchissement compliqué, que mes bases souples lui avaient permis de conserver l’adhérence… Lui aussi, il m’aimait bien et m’a souvent poussé à bout pour me prouver que j’étais capable de bien plus que mon cahier des charges et ma silhouette svelte le portaient à croire, passant devant des vélos bien plus nobles sur des portions techniques, chaotiques ou sinueuses. A chaque dépassement j’étais fier, moi le petit Kona en acier, de laisser sur place des machines taillées pour les chemins qu’elles ne parvenaient pourtant pas à dompter.

Chaque année, c’est moi qu’il choisissait pour parcourir les 32 kilomètres d’une randonnée locale réservée au VTT. C’était son jardin depuis plus de 30 ans, il en connaissait le moindre caillou, la plus fine ornière et s’amusait de me voir passer là où certains vélos abandonnaient malgré leur débauche de débattement, quand ils ne désarçonnaient pas leurs pilotes. Alors oui j’ai souffert, oui je n’ai pas toujours été lavé, huilé ou graissé, oui mon roulement de pédalier a souvent durée plus longtemps qu’il n’aurait fallu, mais jamais il n’a été malveillant. Négligeant peut-être, mais tellement passionné, tellement fier de moi aussi. Et puis, je l’ai si souvent entendu rire à mon guidon, pouffer parce qu’il était finalement parvenu à passer à tel ou tel endroit alors qu’il s’imaginait devoir poser pied à terre. Il était peut-être ancien trialiste, mais moi, je n’étais pas prévu pour ça, et pourtant qu’est-ce que j’ai aimé jouer avec lui. Et puis, j’ai voyagé !

Il devait vraiment bien m’aimer puisque j’ai été de tous les voyages, quelle que soit la destination et la saison. Quand il n’y avait de la place que pour un seul vélo, j’étais celui qui partait. Baie de Somme, Champagne, Suisse, Vercors, Corse sont parmi les paysages que j’ai eu la chance de découvrir, et pas dans n’importe quelle condition en plus. Je voyageais toujours à l’abri, dans le van avec sa famille et parfois 2 ou 3 de mes copains. Durant ces 6 années, jamais au grand jamais je n’ai dû subir les rayons brulants du soleil en été ou la morsure du gel en hiver. Pas une goutte d’eau n’est venue cingler mon cadre au repos. J’étais tranquille à me reposer quand d’autres paniquent à l’idée d’être offerts à toutes les convoitises lors de la pause sur une aire d’autoroute, à peine retenue à leur porte-vélo par un antivol de pacotille.

La Baie de Somme c’était tranquille. Peu de relief, pas de cailloux, une sorte de cure. Il a bien tenté quelques incursions sableuses mais je lui ai vite fait comprendre qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. Ce qui ne l’a jamais empêché de réessayer sans cesse, pour être certain que « non, à part sur le sable très mouillé quand la mer vient tout juste de se retirer, sinon, ça ne passe pas ». Et moi, je finissais inexorablement avec des petits grains plein les dents qui croustillaient à chaque maillon et du sel qui attaquait le moindre millimètre carré d’acier non protégé. Du coup, nous nous étions mis d’accord sur un itinéraire plus roulant, il me surgonflait et se prenait pour un coureur de contre-la-montre… avec des pauses chrono pour les photos quand même. Il fallait vraiment que je sois conciliant.

J’ai des souvenirs mémorables de la Suisse, mais un m’a marqué plus que les autres : en fin d’après-midi, nous étions partis pour une ascension au-dessus du village de Morcles, et il s’était mis à neiger assez fort. C’était fin octobre. En une demi-heure le blanc s’était imposé. Après quelques glissades du train arrière, il a dégonflé les pneus et nous avons continué à monter, et à monter encore. J’avais froid aux tubes, et peinais à lui faire garder l’adhérence, mais nous nous élevions, unis dans l’effort (enfin, c’est surtout que là encore, je n’avais pas le choix vu qu’il était bien décidé à arriver en haut coûte que coûte, alors autant que j’y mette un peu du mien). Même les deux chevreuils qui redescendaient ventre à neige vers la vallée n’ont pas envoyé un message suffisamment clair ! Lui, il appuyait sur les pédales en regardant vers le sommet pendant que je tordais mes bases et vrillait mes haubans pour offrir un peu plus d’adhérence.

Mais une fois arrivés en haut, la nature nous a récompensés : les gros nuages se sont ouverts, le soleil est apparu dévoilant le lac Léman au loin ! Le ciel a même pris des reflets oranges, coordonnés à ma couleur. Wahou ! Et je me suis retrouvé enfoncé dans la neige, pour la sempiternelle séance photo. Quand il a enfin décidé que c’était bon, nous sommes redescendus, et là quelle rigolade ! Des glissades et des travers dans tous les sens, des vrais beaux travers. La neige était fraiche, il y en avait au moins 5 centimètres que mes pneus fins coupaient aisément pour aller chercher le dur au fond. De son propre aveu, je m’étais mieux comporté qu’un fat bike dans ces conditions mais ça, je n’ai jamais osé le répéter devant les costauds du garage, trop peur de leurs gros pneus. Un grand moment que cette sortie.

En parlant de neige, il a aussi décidé un jour de me mettre au défi d’un itinéraire pour fat bike dans le Vercors, tout ça pour que tous ses vélos aient le plaisir de découvrir la Cascade de la Fauge et le Pont de l’Amour en hiver (encore une histoire de photo surtout). Je vous l’accorde, nous étions en pleine saison et la neige avait été tassée par le passage des randonneurs en raquettes, mais quand même. La cascade avait beau être jolie, j’avais froid à mes petits pneus. Malgré ma bonne volonté naturelle, je l’ai tout de même jeté par terre à de nombreuses reprises ! Croyez-vous que ça l’a démotivé ? Pas du tout ! Tous les jours, j’avais droit à ma petite dose de poudre. Je n’en suis pas devenu accroc pour autant, et les fat bikes ont eu beau m’expliquer, chercher à me convaincre, c’était au-delà de mes capacités, mes bases étaient trop étroites.

Le Vercors, nous y allions l’été aussi, et au printemps… Bon, nous y allions souvent ! Faut dire que c’est tellement beau. Il louait ma souplesse, et moi je maudissais son pilotage. Toujours à faire le couillon ! La région compte des voies vertes splendides, d’interminables chemins stabilisés en beaux graviers blancs, loin des pierres et des racines. Et bien non, il fallait que ça remue, que ça cogne, que chaque montée ou descente soit un challenge supplémentaire. Toujours à rouler sur le terrain des VTT. L’été dernier, il s’est mis en tête de m’emmener à la Cabane de Carette. Imaginez un tas de cailloux de 4 km de long et en côte, c’est ce à quoi ressemble le chemin pour s’y rendre et c’est encore pire en descente ! Là, je ne lui ai pas fait de cadeaux, mais on y est arrivés. Bon, il n’a pas fait de vélo pendant les deux jours suivants et marchait un peu en crabe, mais je ne sais pour quelle raison il était content de « l’avoir fait ». Comme s’il fallait cocher une case.

Quand c’est vraiment trop dur, impraticable et qu’après quelques tentatives il constate que ça ne passera pas, j’ai toujours le plaisir de faire un bout de chemin sur ses épaules, et jamais il ne râle, même si ça dure longtemps… sauf le jour ou le bidon était mal fermé et qu’il a fui dans son dos.

La Corse c’est joli aussi. J’ai eu la chance de m’y rendre tous les étés. Enfin, la chance, c’est quand vous faites les pistes du bord de plage. Moi, c’était les sentiers des douaniers, et les chemins en encorbellement au-dessus de la mer. Là aussi, il avait son itinéraire fétiche qu’il prenait inlassablement avec tous ses vélos. Mais la Corse, c’était un peu mon terrain de jeu : un sol sec offrant une excellente adhérence, et des cailloux entre lesquels mes pneus étroits se faufilaient sans peine. Et puis mon cadre en acier bien souple qui travaillait avec le terrain lui facilitait le pilotage. Mais ça tapait fort, et il fallait vraiment savoir où poser ses roues. Qu’est-ce qu’il rigolait, d’autant plus quand il constatait la mine ahurie des touristes qui se demandaient ce qu’un « vélo de route » faisait là ! Il y avait surtout la grimpette qui menait à la plage de Petit Capo : le chemin prenait naissance juste en dessous d’un mur d’escalade et débutait par un goulet raviné assez raide. Le reste du sentier n’étaient que succession de pierres et de rochers sur les 200 mètres qui suivaient. Eh bien nous montions, à la stupéfaction des nombreux promeneurs et autres vététistes qui voyaient un vélo à guidon de route arriver et grimper inexorablement, sans poser le pied à terre. Une fois en haut, il se marrait, et prenait des photos… Et moi, ben j’étais fier de l’avoir grimpé là-haut.

Des anecdotes comme celle-là, j’en aurais des centaines à vous raconter. Lui, il a pris des photos pour immortaliser tout ça, et moi, j’ai la mémoire de forme de mes tubes en acier pour me souvenir. Je pense sincèrement que nous avons fait un joli couple, et je crois avoir tenu une place à part dans son garage. Pourquoi ? J’ai bien ma petite idée sur la question : déjà, je dois avouer que le vieux Ranger Hi-Tech avait raison quand il m’a dit voilà 6 ans que j’étais son « successeur ». C’est vrai, je crois que je suis le seul à lui avoir vraiment rappelé sa jeunesse lointaine. Au-delà de ça, je pense qu’avec ma « gueule » de vélo de route équipé de gros pneus j’ai aussi répondu à un certain anticonformisme qui lui plaît tant.

Je dénote, j’interroge, un peu comme les fat-bike. Sauf que moi, j’étais capable d’aller partout où l’on ne m’attendait pas… et jamais là où il aurait fallu que je sois. Et puis, il aime le vélo, mais il apprécie surtout le franchissement, et avec mes petits pneus, mon cadre rigide et mon absence de suspension, il ne pouvait compter que sur lui pour réussir un passage compliqué, et ça aussi il a adoré. Un retour aux sources. Au-delà de son égo, il a aussi prouvé au mien que j’étais capable de bien plus de choses que mon cloisonnement marketing laissait supposer, et que finalement, j’étais bien un vélo terriblement polyvalent. Être capable de faire avec moi, si souple et de bonne volonté, ce que d’autres font avec des montures bien plus techniques a été pour nous un plaisir sans égal. Je le sais, il me l’a souvent dit. Et puis, nous avons vieilli ensemble pendant ces 6 années. Il a fini par accepter de prendre de l’âge, de rouler moins vite et moins fort. Du coup, je suis celui qui l’a initié à la pause thé dans les bois ou à la recherche de boulangerie dans les villages juste pour le plaisir d’un chausson aux pommes. Depuis quelques mois, j’avais même droit à des sorties plus longues coupées par un déjeuner au cœur de la nature, et ça, les autres ne lui en avaient jamais donné l’envie (a part les fat bikes peut-être).

Mais vous vous demandez peut-être pourquoi j’évoque ces histoires au passé. Et bien parce que ce dimanche, alors que nous roulions tranquillement, qu’il était sorti sans envie, par une journée de grand vent et de froid, qu’il était fatigué par une semaine harassante et épuisé par une santé défaillante, il n’a pas vu la grosse branche planquée sous les feuilles. A peine m’a roue avant l’a effleurée qu’elle a bondi pour attaquer la roue arrière ! Le bilan est sans appel : trois rayons arrachés, deux de fêlés, luxation du dérailleur, entorse du cadre et perforation du pneu.

Il m’a couché sur le flanc, dans un lit de feuilles mortes. J’agonisais, me vidant de mon air par un trou si gros que la coagulation du préventif ne parvenait pas à reboucher mais c’était le moindre de mes maux. J’ai rapidement eu droit aux premiers soins… enfin, seulement après qu’il ait cassé la branche de colère et balancé les deux morceaux en les traitant de tous les noms. La réparation de fortune nous a permis de rentrer. Mon pneu était à plat, ma roue voilée et ma chaine bloquée sur un pignon. Sans un mot, il m’a déposé et est reparti avec un autre vélo.

J’ai bien compris que c’était la fin. Que je ne sortirais certainement plus jamais, d’autant plus que j’ai entendu parler d’un titane qui devrait bientôt me remplacer.

J’ai eu droit au démontage de mes pièces pour un nettoyage dans les moindres recoins, au cours duquel il m’a enfin parlé, m’expliquant que j’avais été un partenaire exceptionnel, d’une grande fiabilité et d’une extrême polyvalence, qu’il avait vécu des superbes moments avec moi. Pas que des bonheurs liés aux paysages, mais surtout du plaisir de pilotage, de l’amusement et de la surprise mainte fois renouvelée. Je crois bien que je l’ai vu pleurer.

Depuis, j’ai l’honneur et le privilège d’être accroché dans sa chambre, au-dessus de son lit. Sa femme m’accepte sans trop de problème bien qu’elle ne m’adresse pas la parole, mais je pense qu’elle n’est pas informée qu’on peut parler à un vélo. »

ParLéo Kervran